La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (2024)

Film de Claude Chabrol
Année de sortie : 1995
Pays : France
Scénario : Caroline Eliacheff et Claude Chabrol, d’après le roman de Ruth Rendell, L’Analphabète
Photographie : Bernard Zitzermann
Montage : Monique Fardoulis
Musique : Matthieu Chabrol
Avec : Sandrine Bonnaire, Isabelle Huppert, Jacqueline Bisset, Jean-Pierre Cassel, Virginie Ledoyen, Gilles Lelièvre

La Cérémonie inspire une réflexion sur les inégalités de classe à travers un récit subtil et nuancé, échappant à une lecture binaire.

Synopsis du film

Les Lelièvre, une famille bourgeoise vivant près de Saint-Malo dans une vaste propriété, engage une bonne à tout faire prénommée Sophie (Sandrine Bonnaire).

Au début, tout se passe plutôt bien, bien que Sophie ait de plus en plus de mal à cacher le handicap dont elle souffre : l’analphabétisme.

Elle se rapproche rapidement de Jeanne (Isabelle Huppert), la postière locale, avec laquelle Georges Lelièvre (Jean-Pierre Cassel) entretient des rapports particulièrement tendus.

Peu à peu, face au paternalisme et aux avantages sociaux des Lelièvre, Sophie et Jeanne vont développer une attitude teintée d’hostilité et de défiance…

Critique de La Cérémonie

Les Pieds sur terre et La Cérémonie

En mai 2014, l’excellente émission radiophonique Les Pieds sur terre a posé ses micros dans une salle de classe du lycée Alfred Kastler, à Cergy Pontoise. Les élèves y commentaient La Cérémonie, qu’ils venaient de visionner à l’initiative de leur professeur de philosophie. Celui-ci s’étonnait, après coup, du fait qu’aucun adolescent n’ait évoqué, même vaguement, la dimension sociale du film de Claude Chabrol, et n’ait cherché à expliquer le comportement des personnages via ce prisme. Le professeur estimait en outre que c’était assez représentatif de l’époque actuelle.

C’est peut-être un peu vrai, même s’il faut se garder non seulement de généraliser un constat à toute une génération sur la base d’un échantillon d’une trentaine d’élèves, mais également de juger trop rapidement les commentaires de ces derniers : il n’est en effet jamais évident de réagir à chaud à un film. Un film, ça se digère ; il faut y revenir, y repenser, à son rythme. Surtout quand il est un tant soit peu ambigu, ce qui est le cas de la plupart des films intéressants (et ce qui est particulièrement vrai pour La Cérémonie). Toutefois, l’on peut en effet supposer que des élèves des années 70, imprégnés par les enjeux sociétaux soulevés par les événements de mai 68, auraient mis le doigt sur cet aspect du film – peut-être, d’ailleurs, de façon un peu caricaturale.

Car le film de Claude Chabrol est nuancé. Il échappe à une explication unique et tranchée. Si le célèbre réalisateur (qui, selon ses propres dires, votait communiste) le qualifiait de marxiste, la lutte des classes n’est pas l’unique moteur du film et d’ailleurs, elle ne se manifeste pas concrètement dans le scénario.

Les faits divers tragiques auxquels La Cérémonie fait écho

Cette difficulté à analyser une situation par le seul angle social et économique se retrouve dans l’affaire des sœurs Papin, ces deux employées de maison qui, en 1933, ont massacré leur maîtresse et la fille de cette dernière (les détails du crime étant particulièrement horribles, je laisse les plus curieux en prendre connaissance par eux-mêmes) ; si plusieurs personnes (les surréalistes notamment) ont vu dans ce fait divers l’expression d’une révolte de la classe populaire contre la bourgeoisie, cette interprétation est discutable, incomplète et même probablement fausse.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (1)

Les sœurs Papin semblaient en effet souffrir de troubles mentaux importants, d’une paranoïa aiguë, entretenus en partie par une mère envahissante. Alors bien sûr, on pourra arguer que leurs problèmes psychologiques n’étaient pas tout à fait sans liens avec leur condition sociale, c’est toute l’ambiguïté du problème, et on retrouve cette ambiguïté dans La Cérémonie, tiré d’un roman de Ruth Rendell lui-même inspiré par le crime des sœurs Papin. La brillante co-scénariste Caroline Eliacheff (qui est avant tout une pédopsychiatre et psychanalyste) confie une autre source d’inspiration : la tentative d’assassinat perpétrée, sur une actrice, par Marguerite Pantaine (en 1931), dont la psychose fut étudiée de près par Jacques-Marie Lacan.

Quelles que soient les nuances, importantes, dont il faut tenir compte pour tenter de comprendre La Cérémonie, il est ceci dit évident que le film décrit, illustre les modes de vie et comportements propres à deux classes sociales bien différentes, incarnées d’un côté par la riche famille Lelièvre, de l’autre par leur bonne à tout faire Sophie et par la postière Jeanne Marchal. Il est tout aussi évident que ces différences de classe conditionnent très largement les interactions entre les personnages.

L’illustration d’un déterminisme social ?

L’intelligence du film est de ne pas mettre en place une opposition trop binaire entre ces classes ; par exemple, un auteur moins subtil aurait décrit les Lelièvre comme d’abjects et d’égoïstes bourgeois, tandis qu’il aurait donné à la bonne, et à la postière, des rôles de pures victimes. On est loin d’une caractérisation aussi grossière dans La Cérémonie.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (2)

Certes, les Lelièvre sont parfois méprisants (voir la scène où ils parlent de Sophie alors que celle-ci se trouve dans la pièce voisine, et peut tout à fait les entendre), et leur bienveillance, car ils en ont, se teinte souvent de paternalisme et de condescendance. Le personnage de Mélinda est particulièrement intéressant sur ce point : c’est elle qui cherche le plus ouvertement à briser les inégalités de classe, mais certains de ses réflexes contredisent ses propres tentatives (elle répare le moteur de la voiture de Jeanne avant de lui jeter le mouchoir plein de cambouis avec lequel elle vient de s’essuyer les mains ; elle prépare le thé en présence de Sophie pour aussitôt lui demander, implicitement, d’aller chercher le sucre).

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (3)

On peut donc estimer que certains des propos et comportements des Lelièvre sont inappropriés voire insultants, pour autant, le film ne nous pousse pas à les juger de but en blanc ; à bien des égards, ils sont plutôt sympathiques. Peut-être que les ressorts du drame, ses sources profondes, sont moins liés à des choix individuels qu’à des facteurs sociaux.

En effet, indépendamment de leur volonté plus ou moins louable, les personnages du film sont enfermés dans des points de vue et des comportements qui ont été partiellement déterminés par leur milieu social. D’où une fracture, un fossé infranchissable entre la famille Lelièvre d’un côté, Sophie et Jeanne de l’autre. La caméra observe deux univers qui se croisent, se côtoient, sans que jamais n’affleurent une compréhension ou une communication réelles. Et en toile de fond, il y a évidemment une forme d’injustice : on ne choisit pas son milieu social. Les uns ont hérité d’un contexte favorable à l’éducation, aux longues études, aux carrières ambitieuses et donc à l’argent ; les autres d’un contexte plus difficile et limité en termes de perspectives. C’est une réalité dont aucun personnage n’est responsable, mais qu’ils illustrent tous à leur manière, et qui explique en partie le déroulement du film. En partie seulement.

Un mécanisme complexe

En partie, donc, car le scénario met en avant plusieurs ingrédients qui, combinés, permettent de mieux comprendre ce déroulement (c’était d’ailleurs ce que souhaitait Claude Chabrol : pas que l’on excuse, mais que l’on comprenne, ne serait-ce qu’un petit peu).

L’analphabétisme de Sophie est bien sûr un élément clé (presque symbolique : il incarne une impossibilité de communication, en l’occurrence écrite) et d’ailleurs sa découverte, par ses employeurs, marque un tournant dans l’histoire. C’est un élément certes spécifique mais qui également renvoie à une notion de classe, dans la mesure où ce handicap est (du moins je le suppose) moins rare au sein des classes populaires.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (4)

Et là encore, on revient à cette réalité complexe : le passif bien particulier du duo Sophie/Jeanne est en partie indissociable de leur condition économique même si bien entendu, tous les gens ayant cette même condition n’ont ni le même vécu, ni la même personnalité, ni des comportements identiques. C’est normal : notre milieu social est seulement l’un des nombreux facteurs qui influent sur notre manière de penser et d’agir. L’intelligence de La Cérémonie est de ne pas présenter ce facteur comme seul élément explicatif des événements : au même titre que les sœurs Papin que nous évoquions, Sophie et Jeanne paraissent en effet souffrir de paranoïa, laquelle va être nourrie, exacerbée par la relation quasi fusionnelle qu’elles vont développer.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (5)

La manière dont deux personnes s’influencent et s’entraînent mutuellement dans une direction que, individuellement, elles n’auraient jamais prises, est donc au cœur du film. C’est ce que Chabrol appelle la folie à deux et cela constitue un phénomène bien connu, inhérent à de nombreux faits divers. La Cérémonie illustre ce phénomène avec beaucoup de justesse : bien qu’elles soient très différentes en termes de personnalité, le rapprochement entre Jeanne et Sophie (et la succession d’événements qu’il entraîne) est tout à fait crédible et le jeu de Sandrine Bonnaire et d’Isabelle Huppert renforcent ce sentiment, au même titre, d’ailleurs, que la mise en scène millimétrée de Claude Chabrol.

Comment la mise en scène souligne les rapports de classe

Chabrol était l’un des plus grands cinéastes de sa génération, et La Cérémonie compte parmi les pièces de choix de sa filmographie. Si on ne pense jamais ou rarement à la caméra (à moins d’être un technicien de cinéma particulièrement attentif à cet aspect) en regardant ses films, son emplacement et ses mouvements ne sont jamais anodins, hasardeux. Ils véhiculent un sentiment, une idée, qui nous traversent sans qu’on comprenne spontanément pourquoi.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (6)

Par exemple, Chabrol filme souvent Sophie et Jeanne dans le même cadre, pour suggérer leur complicité ; inversement, dans plusieurs scènes entre Sophie et la famille Lelievre, la position de la caméra suggère le fossé qui les sépare, de différentes façons : soit en filmant les personnages séparément (voir par exemple le plan où Sophie dîne seule dans la cuisine, où encore une scène entre Sophie et Mélinda où la caméra passe de l’une à l’autre, sans jamais les réunir dans le même cadre), soit en jouant sur les premiers plans/seconds plans comme dans l’image ci-dessous.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (7)

En une seule image, Chabrol parvient à dire beaucoup de choses, à synthétiser une situation. C’est le cas dans cette scène où, debout en haut d’un escalier, Sophie et Jeanne observent la famille Lelièvre en contrebas : l’image représente bien entendu l’inversion des rapports de domination ou du moins, d’une certaine hiérarchie sociale.

L’art de questionner le spectateur

Le génie de Chabrol réside aussi dans sa manière de nous faire redouter le drame. Il nous fait sentir l’imminence d’un événement grave qu’on appréhende de plus en plus à mesure que le film avance, jusqu’à un final glacial, filmé avec une sobriété exemplaire, qui donne tout son sens au titre du long métrage. Un final qui choque d’abord, et puis l’on réfléchit, et on se dit que le cinéaste pointait ici, à sa manière, un malaise profond, qui est très loin de s’être atténué aujourd’hui, 25 ans après la sortie de La Cérémonie.

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (8)

Au fond, peut-être que les élèves de Cergy Pontoise ont repensé depuis au film d’une autre manière. Je suis bien incapable quant à moi de me souvenir avec précision de ce qu’il m’avait inspiré quand, à quinze ans, je l’ai vu pour la première fois. Je ne me souviens que d’un malaise constant, d’une grande stupeur et d’une certaine perplexité, signe que je ne pouvais pas appliquer au film une grille de lecture très claire.

Encore une fois, les bons films, s’ils se doivent d’être cohérents (La Cérémonie est d’une cohérence absolue), échappent à une lecture trop schématique, immédiate et définitive. Ils nous remuent, nous questionnent, et les réponses viennent au fil du temps, au compte-gouttes. Certaines se font attendre, si tant est qu’elles existent. Après tout, l’une des répliques récurrentes de Sophie dans La Cérémonie est Je sais pas.

Caroline Eliacheff parle de La Cérémonie sur France Culture

Voici le second épisode d’une série dédiée à Claude Chabrol sur France Culture, dans l’émission Les Chemins de la philosophie. La présentatrice Adèle Van Reeth discute de La Cérémonie, entre autres, avec Caroline Eliacheff, qui a écrit le film avec Chabrol (je lui ai livré le squelette, il a apporté la chair, dit-elle plus ou moins).

Regarder La Cérémonie en streaming

Film disponible en streaming sur la ou les plateforme(s) suivante(s) :

JustWatch

8Note globale

Reflet d'un malaise social toujours d'actualité (et largement intemporel), La Cérémonie se garde de formuler un discours trop simpliste : son déroulement funeste est le résultat d'un mécanisme aux rouages multiples, que Caroline Eliacheff et Claude Chabrol décrivent avec précision. Précision qui se retrouve dans l'observation des milieux sociaux et de tout ce qu'ils contribuent à déterminer, plus ou moins directement, chez les individus.

Claude ChabrolCritique socialeFilm socialIsabelle HuppertJacqueline BissetJean-Pierre CasselPolitiqueSandrine Bonnaire

La Cérémonie - Critique du film de Claude Chabrol (1995) (2024)

References

Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Francesca Jacobs Ret

Last Updated:

Views: 5999

Rating: 4.8 / 5 (68 voted)

Reviews: 83% of readers found this page helpful

Author information

Name: Francesca Jacobs Ret

Birthday: 1996-12-09

Address: Apt. 141 1406 Mitch Summit, New Teganshire, UT 82655-0699

Phone: +2296092334654

Job: Technology Architect

Hobby: Snowboarding, Scouting, Foreign language learning, Dowsing, Baton twirling, Sculpting, Cabaret

Introduction: My name is Francesca Jacobs Ret, I am a innocent, super, beautiful, charming, lucky, gentle, clever person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.